autour de PASSAGERS
écrit par Clara Darrason




1. PASSAGER, -ÈRE (a.)
1. Qui ne fait que passer en un lieu.
2. De brève durée.

2. PASSAGER, -ÈRE (n.)
Personne qui emprunte un moyen de transport sans en assurer la marche ni faire partie du personnel, de l’équipage.1

Passagère, Anne-Charlotte Finel l’est en sa qualité d’exploratrice en transit, en quête de « tiers-paysages ». Pister l’artiste dans sa capture d’images commencerait dans la brume, au petit matin ou à la tombée du jour. Vidéaste, elle est toujours en mouvement, sur le terrain. Suivre ses pas nous emmènerait à bord d’un cargo transatlantique, dans une carrière de gypse, aux alentours d’une ruine, dans une station de métro, sur les pistes d’un aéroport, aux abords d’une base militaire, d’une raffinerie, d’une centrale nucléaire, d’un barrage, d’une ferme... Dans PASSAGERS, elle présente des images d’habitats qui ne peuvent exister à proximité de son atelier parisien. Ces lieux semblent à la fois fictifs, hors d’atteinte, ou hors du temps – elle ne les identifie jamais, le titre de l’œuvre est souvent le seul indice. PASSAGERS – instants fugaces et corps en mouvement. Des glissements optiques émergent de ce double emploi. La fibre, l’eau et les peaux sont dominants dans cette nouvelle série. Le fil de l’araignée est tendu, celui du ver en bobine. L’eau dissimule des corps prédateurs. Elle est irisée, pourpre, peuplée d’inconnus, la lumière en jaillit ou y meurt, avalée par la nuit. Les surfaces se transforment alternativement en enveloppes charnelles ou en paysages. La peau est un véhicule, un contenant permettant le passage d’un état à l’autre, une matière désirée et convoitée.

L’installation conçue dans le cadre de la résidence LVMH Métiers d’Art consiste en une superposition d’images imprimées sur différentes soies – organza, satin, twill, toiles translucides – et sur du verre dépoli. Les textiles sont présentés sur cinq panneaux d’une
structure en métal de deux mètres de hauteur en forme de pentagone irrégulier. Accentuant les effets de transparence et de profondeur, certaines des parois sont traversées par des vidéos. Ce châssis en trois dimensions fait office de vaisseau – les PASSAGERS d’Anne-Charlotte Finel s’y confondent. L’œil du visiteur s’accoutume aux chevauchements de matières, tente d’identifier l’objet ou le sujet de son étude – où se trouve l’artiste et pour quelle raison – pour finalement lâcher prise et se laisser happer par l’enchevêtrement des pelages, écailles et membranes. L’étirement des têtes d’un groupe de bébés crocodiles évoque les visages vaporeux et contorsionnés d’Antoine d’Agata ou les cerfs fantomatiques de Paul Caponigro. Le flou, l’indétermination de certaines images convoque les écrits de Baptiste Morizot, qui dans son essai Sur la piste animale et à propos d’une rencontre avec un loup conclut que « l’anatomie ne peut se faire qu’en pleine lumière. Il faudrait un autre langage : on voit des “impressions-loup”, des complexes d’espace-temps, des silhouettes inabouties où l’imagination vient supplémenter des manques de la vision. Il est si naturel de voir des monstres – des garous »2. D’impression-alligator en impression-paysage, les morphologies se devinent ou s’effacent dans un espace sans contours, mouvant, protéiforme. Des mondes et textures se fixent sur l’écran pour s’y décomposer l’instant d’après. Dans une photographie, une masse rugueuse, vallonnée, surgit d’une eau pailletée. Sommes-nous en présence d’exoplanètes ou de piliers de la création, de lichens marins, d’un archipel ou d’une marée noire ? Qu’importe qu’il s’agisse de la portion émergée de la tête d’un saurien. Le choix du cadrage, des contrastes, a détourné le traitement de l’information pour laisser place à une abstraction plus riche en possibilités.

La pratique d’Anne-Charlotte Finel n’épouse ni le format ni l’approche scientifique du documentaire, mais les jeux d’échelle qu’elle emploie dans le traitement de l’image rappellent les films et photographies aux accents surréalistes du cinéaste d’avant-garde Jean Painlevé. Au-delà de la prouesse technique de ce dernier dans l’exploration des fonds marins dans les années 1930, c’est la beauté complexe de chaque organisme qu’il magnifie à l’aide d’un microscope. L’impact onirique et contemplatif des œuvres de Finel réside de même dans l’attention portée au traitement des surfaces mais aussi, et surtout, dans la transfiguration du corps en paysage et inversement. Le miroitement de l’eau se fond au bouclier dorsal d’un reptile ; un massif enneigé ponctué d’arbres se métamorphose en muscles vallonnés d’un taureau dont la robe est parsemée de mouches. L’unique instrument optique de l’artiste est sa caméra documentaire. Elle n’utilise pas d’effets, de trucages ou d’artifices, ni de mise en scène, et tourne de nuit ou de jour en lumière naturelle, usant occasionnellement d’une lanterne de chasse, ou de rétroéclairage.

Le symbolisme des insectes ou animaux sur lesquels Anne-Charlotte Finel porte son attention est ambigu, trouble. Elle s’intéresse aux mal-aimés, aux nuisibles, aux espèces diurnes comme le python (L’ŒIL DU PYTHON, 2020), les araignées d’eau (GERRIDAE, 2020), les cochons (MOUCHE, 2021). Ainsi, une de ses vidéos s’ouvre sur un plan mouvant, vert olivâtre, filmé à la tombée de la nuit. Les ondulations de quelques corps flottants se dissolvent dans l’eau marécageuse. L’image est épaisse, lente, se sature progressivement de croisements de queues, nuques et museaux cuirassés. Des points orange et bleus s’allument, comme des écrans, clignotent, se détachent par paires, et cette symétrie révèle l’intentionnalité des regards. Finel a utilisé une lampe torche pour faire miroiter les pupilles des alligators. Les bêtes se nourrissent manifestement et le regroupement de reptiles semble cauchemardesque pour notre espèce. Dans cette chasse aux monstres, l’artiste se protège et met les animaux à distance avec sa caméra. Dans les va-et-vient de la caméra entre plan rapproché et général, on finit par s’interroger sur l’identité du voyeur. Le point de vue est tour à tour celui de l’artiste, d’un reptile dans sa congrégation, d’un télescope spatial. Ce passage d’une vision à l’autre, d’un ancrage gravitationnel à la flottabilité des corps, à une mise en orbite, provoque in fine un déclassement du référentiel humain. L’Homme devient simplement l’un des vivants sur Terre, une espèce parmi les autres. Finel appuie ce renversement de perception avec les scintillements de dizaines de points dans l’obscurité, un amas galactique dans un halo de matière noire. Elle simule ainsi un saut vertigineux dans l’infiniment grand en élargissant le champ de vision. La pupille verticale du crocodile devient alors un portail temporel réfléchissant une lumière millénaire qui n’existe déjà plus.
Les cocons soyeux issus de la sériciculture renvoient également au cosmique, à des éclipses solaires, des ellipses uraniennes. Les étuis blancs sont rétroéclairés, leur surface crépitante parcourue de fils métalliques, rappelant les photographies de champs magnétiques de Berenice Abbott. Finel opère dans ces images un rapprochement avec le dessin, la ligne comme point de départ, comme forme géométrique simple et primitive. Ainsi, la silhouett d’une chrysalide dans un cocon en lévitation et les variations de densité de la soie suggèrent les Scribble Wall Drawings de Sol LeWitt – ces entrelacs de « gribouillis » à la mine graphite. Dans une seconde vidéo, Finel juxtapose des portions de toiles d’arachnides. Les mailles géométriques se superposent, la complexité des tissages est transpercée par la lumière naturelle. Les canopées diaphanes ne sont jamais révélées dans leur entièreté. Le motif ainsi élargi occupe seul l’écran dans une vision kaléidoscopique qui évoque les Déplacements de miroir au Yucatán de Robert Smithson (1969). Les pans de soie hachurent l’image, la fracturent, et déstabilisent la vision, à l’instar des miroirs carrés installés par l’artiste pionnier du land art dans les branches et racines d’un arbre tentaculaire. Cette dérobade des images permet un basculement optique : le paysage est éclaté, la rétine aveuglée ou surexposée permettant ainsi selon Smithson de reconstruire notre incapacité à voir3. En suivant le fils des tisseuses à huit pattes et des travailleurs de la soie, Finel tend un piège au regard. Elle le capture dans un réseau de faisceaux monochromatiques bleus et verts cyberpunk à la Matrix et dans le bourdonnement atmosphérique et synthétique de la composition sonore de Luc Kheradmand (alias Voiski). 

Épousant un registre ici proche de la science-fiction, les PASSAGERS d’Anne-Charlotte Finel changent de peau – le bombyx du mûrier mue à cinq reprises avant le filage du cocon, les alligators croissent toute leur vie. L’exploration de ces épidermes provoque un double mouvement de séduction et de crainte. L’attrait tactile et visuel pour les parures et carapaces d’une beauté complexe suscite également une certaine répulsion – excroissances étrangères, molles, fripées, ensevelies. La luminescence dorée, précieuse, des écailles d’un ventre jaune et blanc imite les vertèbres d’un squelette humain. La dépigmentation du profil d’un crocodile albinos transforme le cuir reptilien recherché en tissus musculaires. C’est dans cette ressemblance que s’immisce le malaise – peut-être parce que la distanciation qui a permis à notre espèce de dominer les autres se rétrécit soudain. Ces autres se rapprochent, se présentent sous des traits plus familiers, et s’ils semblaient appartenir jusqu’alors à un autre règne, se révèlent comment ayant toujours été nos co-passagers. C’est cette animalité partagée que Finel utilise comme dénominateur commun. L’empathie découle de la rugosité d’une peau, de la torsion élastique d’une queue, de l’ingéniosité du stratagème d’un prédateur, de la simple beauté d’un fil enroulé qui abrite la vie.

Dans son traitement de l’image, Finel convoque infini et finitude via des techniques diverses – le frétillement pixelisé d’un entre-deux crépusculaire est produit par l’absence de mise au point de l’objectif ; une chenille par le truchement des filets des caisses de vers à soie devient beluga dans une abstraction rappelant la série Freischwimmer (Nageur libre) de l’artiste allemand Wolfgang Tillmans. La troisième vidéo de Passagers s’ouvre sur un plan resserré de monticules et de boursouflures bleues, grises et violacées. Le doute persiste : relevés topographiques, clichés aériens ou sous-marins d’une activité volcanique, les montagnes de glace de Pluton ou des cratères lunaires. Ces croûtes terrestres ou vivantes, stratifiées, se gonflent et désenflent. Une activité géologique ou un souffle animal se devine dans les tremblements réguliers de la matière. Parfois terreuses ou visqueuses, les écailles abritent une vie hybride, aux confins du fantastique, et peuplée de créatures du bestiaire médiéval tels que le griffon, le dragon, le phénix. La vidéo fait ainsi écho à la photographie sur verre des œufs d’alligators – alignés et inspectés, l’un d’entre eux irradié d’une lumière interne, comme prêt à éclore. Un plan fixe dévoile un composite sculptural et calcaire d’aile et queue, semblable à l’échine d’un monstre au repos. Par un effet de soustraction de la lumière, l’outremer des scutelles se dessine en dents de scie. L’armure reptilienne est un témoignage millénaire de l’évolution d’une espèce cousine des dinosaures, ainsi qu’une projection d’architectures futuristes, dystopiques – entre interfaces virtuelles et impressions 3D.

Dans PASSAGERS, la vie existe sous toutes ses formes : embryonnaire, en mutation, en plein élan vital, en fin de cycle. Quoiqu’en élevage, les créatures filmées par Finel sont les agents
indomptables d’un monde visuel et charnel qui se manifeste dans le déploiement de stratégies ancestrales de protection, de survie, de séduction. Leurs peaux sont des tremplins vers l’infini.

Dans les dernières secondes de la vidéo, des battements profonds, sourds semblent jaillir d’un glacier, ou d’une gueule terrifiante. C’est un myocarde qui palpite dans ce paysage carnassier. Avancerons-nous sur cette ligne de crête surplombée de stalactites en ivoire ? Les mots de l’écrivaine Catherine Poulain pourraient ponctuer ce désir de corps-à-corps, de fusion chimérique. En Alaska, sur le pont d’un chalutier en pleine tempête la nuit, elle vide son premier flétan. « Je lave l'intérieur du ventre blanc. Son cœur tranché a glissé sur la table, il bat encore. J'hésite. Ce cœur qui ne se décide pas à mourir, je l'avale. Au chaud dans moi le cœur solitaire. »4 Comme un cri sauvage vers l’immortalité d’un animal à un autre.



Le Petit Larousse, Larousse 1993, p. 752.
2 Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Actes Sud 2018, p. 35.
Robert Smithson, Incidents of Mirror-Travel in the Yucatan, Artforum, September 1969, p. 28-34.
4 Catherine Poulain, Le Grand Marin, Points, 2020.