autour de PARADES
écrit par Anne-Lou Vicente




Si le titre de l’exposition offre, par son caractère polysémique et pluriel, plusieurs pistes de lecture, la projection vidéo qui l’inaugure nous introduit ici sur la piste animale1 et semble annoncer la couleur, et le mouvement.

À la fin de l’hiver, en Camargue, Anne-Charlotte Finel a filmé la parade nuptiale des flamants roses défilant inlassablement dans l’eau, dans un sens puis dans l’autre, tout en tournant frénétiquement la tête perchée au sommet de leur long et sinueux cou. La sensationnelle opération séduction en forme de ballet mécanique a l’art de combiner subtilement répétition et (dé)synchronisation : les mâles avancent groupés mais chacun n’en fait, littéralement, qu’à sa tête. Si la bande-son entraînante de Voiski2 nous invite, ne serait-ce qu’un instant, à voir en cette troupe de volatiles acidulés se déchaînant de la sorte sur ce dance floor aquatique, une horde de teufeurs en transe, on saisit ici non seulement à quel point comportements animal et humain communiquent3, mais aussi que machines et technologies s’insinuent dans le vivant — sans qu’il soit pour autant question de l’objectiver4.

Sorti.e de la black box aux airs de « boîte de nuit », on déambule dans le vaste espace de l’ancienne brasserie Bouchoule que ponctuent trois modules réalisés par l’artiste (et en l’occurrence curateur) Guillaume Constantin à partir de plaques de MDF aux couleurs vives et à géométrie variable. Ces microarchitectures à échelle humaine abritent, en les préservant de la lumière naturelle des lieux, trois autres vidéos d’Anne-Charlotte Finel dont l’association fait apparaître une tension entre la couleur et une certaine obscurité omniprésente dans son travail5, en même temps qu’elle vient faire résonner la puissance (science-)fictionnelle de métamorphose et de « sympoïèse »6 du machinique et du vivant.

Agité par le vent, caressé par les reflets de l’eau, le plumage blanc et pourpre de flamants au repos, évoquant par moments de somptueuses renoncules aux pétales charnus et aériens, s’anime, alors qu’ici et là, un œil s’ouvre, une patte se replie ; de majestueux paons faisant la roue déploient leurs plumes frétillantes pareilles à des branches d’épineux recouvertes d’yeux7, spectacle hypnotique ; quant aux pierres qui roulent à vitesse constante sur le tapis d’une usine à gravier, il évoque tout autant la mécanique de casse industrielle que la transhumance fébrile d’un troupeau de bisons pris en chasse, au bord du précipice. Tels des sables mouvants, ces images à la facture résolument expérimentale et indéfinie8 diffusent une vision trouble du réel qui tend à se transformer, s’hybrider, se reconfigurer : les règnes animal, végétal et minéral semblent se confondre et se mêler au règne de la machine, laissant entrevoir des espèces hybrides, changeantes, mutantes. Vibrations optiques et sonores, « bruits » audio et visuel se répondent. Selon un dispositif combinant diffusions localisée (aigus) et submersive (basses), l’atmosphère musicale composée de nappes sonores participe de cet état d’ébullition synesthésique et de ce processus d’incorporation des ondes qui, à mesure qu’on les perçoit et les traverse, nous traversent et nous transforment à leur tour.

D’autres images viennent convoquer plus explicitement cette alliance du machinique et du vivant et, bien que fixes, en appellent tout autant aux notions d’impermanence et de mutabilité : l’artiste dissémine dans l’espace d’exposition une série de bugs procédant d’images numériques de fleurs coupées9 dont la robe intensément colorée se détache sur un fond nébuleux et verdâtre. Fleurs naturelles, artificielles, digitales, cybernétiques10 ? Est-ce l’image du vivant qui entre dans la machine et l’affecte jusqu’au dysfonctionnement, comme le laisseraient entendre les origines possibles du terme bug11, ou, à l’inverse, d’une « informatisation » du vivant ?
Quoiqu’il en soit, il est plaisant d’imaginer que pollinisation et pixellisation aient pu ici entrer en contact — fût-ce par erreur —, soulevant ainsi la question, fondamentale, des modes de (re)production, tant techniques que biologique.



1 Biches (ENTRE CHIEN ET LOUP, 2015), chiens blancs (MOLOSSES, 2016), araignées d’eau (GERRIDAE, 2020), etc. : l’artiste a souvent capté la présence animale, ne serait-ce qu’à travers ses traces (NOIR GOÉMON, 2019), et plus largement une présence — une résistance — du vivant « dans les ruines du cap
2 Connu sous le nom de Voiski, Luc Kheradmand est une figure incontournable de la scène techno française et travaille en collaboration étroite avec la vidéaste depuis plusieurs années. Inutile de rappeler à quel point le contexte industriel et les machines ont informé ce mouvement musical apparu à Detroit dans les années 1980, dans le sillage des musiques électroniques, et les manières dont la créativité n’a eu de cesse d’en (dé)jouer le caractère programmatique. Lire « Échapper à la grille : une poétique de la techno », Stefan Goldmann, Audimat, n°8, 2017.
3 Ne serait-ce que dans le rapport au sensible et le jeu des apparences, en regard du (re)vêtement comme enveloppe ornementale dont l’extériorité traduit notre intérieur, notre espèce. « [Si] chaque nature doit se faire ornement pour pouvoir consister, et n’a pas d’autre moyen d’expression que la puissance de l’ornement, la mesure de toute identité sera esthétique autant que biologique. […] est vivant non celui qui a une substance, mais celui qui ne peut accéder à sa substance propre qu’à travers une coutume (un costume), une mode. » Emanuele Coccia, La vie sensible, Paris, Payot (Rivages), 2010, pp. 134-135.
4 « Le projet de la culture occidentale est de tout objectiver, tout connaître et tout manipuler en tant qu’objet. Pour une telle connaissance et action objective, il n’y a pas de sens à vouloir distinguer entre un objet vivant et un objet artificiel. Les deux sont « programmables » par le sujet transcendant. La convergence des deux tendances vers la programmation sera l’aboutissement du projet occidental. End game. » Vilèm Flusser, « Le vivant et l’artificiel », Multitudes, vol. 74, no. 1, 2019, pp. 199-202. https://www.cairn.info/revue-multitudes-2019-1-page-199.htm
5 Outre les conditions de monstration de ses vidéos, un certain nombre d’entre elles ont été réalisées à la lisière entre le jour et la nuit, le manque de lumière produisant l’animation de l’image, même lorsque le plan est fixe.
6 Cf. Donna Haraway, « Sympoïèse, SF, embrouilles multispécifiques », dans Didier Debaise et Isabelle Stengers (éds.), Gestes spéculatifs, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 42-72.
7 Ornant les plumes du paon bleu, les ocelles en mettent plein les yeux. Osons laisser flirter ici la technique picturale du trompe-l’œil avec les techniques animales de leurre qui sonnent, du moins en apparences, comme l’envers de la parade. « […] le poulpe aurait, à un moment donné, détourné cette capacité de faire monde avec la lumière des choses non plus seulement pour voir, mais pour ne pas être vu. C’est le camouflage. » Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Paris, Actes Sud, 2021, p. 74.
8 L’artiste a délibérément recours à un mésusage des techniques de captation des images, ce qui explique notamment leur aspect « grainé » et le caractère saturé des couleurs.
9 Cette série d’images de fleurs (sans bug) est collée à même les parois en MDF des modules.
10 On se souvient des prairies et autres forêts cybernétiques qu’évoque Richard Brautigan dans son poème de 1967 « All Watched Over by Machines of Loving Grace », décrivant l’utopie d’une cohabitation harmonieuse et bienveillante entre vivant et machines.
11 Il circule plusieurs versions d’histoires de bugs (insectes en anglais) pris dans les relais et composants informatiques. Cela pourrait même remonter au Vibroplex Bug, clé de morse conçue au XIXe siècle par Horace G. Martin qui avait la double particularité de porter la marque d’un scarabée et de provoquer des interférences.